Épisode 02 : Les xylothermes chapitre 01

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Chapitre 1

Lorsqu’il poussa la porte de la taverne de Bréhant, tous les clients lui jetèrent un regard stupéfait. Il faut dire que Walcaud, ex-soldat et aventurier solitaire, venait de rentrer accompagné d’une sirène et d’une fillette vulpès.

« Euh, je… » bredouilla Walcaud.

Le patron, un humain moustachu dans la quarantaine, un verre à la main, leva un sourcil. Il attendait une explication.

Du fond de la salle, Timar, une grande guerrière garache à la queue de loup couverte de fourrure couleur bisque et vêtue d’une armure de cuir se dirigea vers Walcaud et lui donna une tape sur l’épaule.

« Enfin de retour ! J’espère que tu vas payer ta tour… »

Elle s’arrêta net quand elle vit Louwet. La petite fille-renard la regardait avec ses grands yeux orange, cachée derrière Silyen.

« Qui est-ce ? Ne me dit pas que… Je vais prévenir la garde ! » dit-elle en panique avant d’être arrêtée par Walcaud.

« Qu’est-ce que tu t’imagines ?! Ce sont les ducs eux-mêmes qui m’ont confié la garde de la petite ! »

Timar fit quelques pas en arrière et se pencha vers le patron.

« En plus il raconte n’importe quoi pour couvrir son crime… je ne croyais pas qu’il était tombé si bas… 

– Eh, oh ! Tu m’écoutes ?! »

Il fallut plusieurs minutes au mercenaire pour expliquer, et surtout convaincre, le patron et Timar des raisons qui l’avaient conduit à être accompagné d’une fillette vulpès et d’une sirène.

« … et c’est pour ça que pour le moment, moi, et Silyen, devons-nous occuper de Louwet, le temps qu’on lui trouve une nouvelle famille. »

Bréhant passa ses doigts sur sa moustache.

« Si elle est exclue par les locaux à cause de sa couleur de cheveux, il n’y aura pas beaucoup de solutions… je doute qu’un aristocrate veuille l’accueillir… ou alors il faudrait l’envoyer en dehors de la région, dans un orphelinat de la capitale… »

Walcaud fit la moue. Ce n’était pas une solution viable pour une petite fille.

« La duchesse trouvera bien un moyen… et le duc est le fils du roi, il est riche, puissant. Ils vont se débrouiller. » dit-il comme pour se convaincre.

Le patron de la taverne haussa les épaules.

« C’est quand même une situation compliquée… non ? » et il tourna la tête vers Timar pour chercher son assentiment. Mais la jeune femme-loup, depuis la fin des explications de Walcaud, ne lâchait pas Silyen des yeux.

« Alors comme ça, cette sirène va rester collée à toi jusqu’à ce que la duchesse en décide autrement ? demanda-t-elle sur un ton suspicieux.

– C’est ce qui est prévu… répondit Walcaud.

– Et vous devez rester tout le temps, tout le temps ensemble ? Même la nuit ? » insista Timar.

Walcaud frappa dans ses mains.

« Je viens d’y repenser, mais c’est pour ça que je suis là ! Patron, il me faut une chambre plus grande que ce que j’ai déjà.

– Je veux bien, mais je suis complet ! Ou alors, il faudrait demander à Évrard de te céder la sienne, mais je doute que…

– Ce vieux crouton ? Plutôt coucher dehors !

– Mais vous n’allez pas dormir à trois dans cette petite chambre, pointa Bréhant.

– Non, en effet ! » ajouta Timar, les mains sur les hanches.

Walcaud se posa sur une chaise et réfléchit.

« On pourra aller dans ma colonie ? proposa Silyen.

– Aller vivre dans une colonie de sirènes ? Très peu pour moi.

– Pourtant, tu serais bien accueilli. Là-bas, il n’y a presque que des femelles et nous manquons de mâles. »

À la lumière de ces informations, Walcaud considéra l’offre. Les regards consternés que lui jetaient Bréhant et Timar le dissuadèrent d’accepter.

« De toute façon, je dois rester à Savara, ce sera plus pratique, conclut-il alors que derrière lui, Silyen boudait.

– Tu peux toujours demander, mais je ne pense pas que tu trouveras une autre taverne avec une chambre assez grande…

– Déjà, puisque je garde la petite pour lui éviter les brimades, le quartier vulpès est exclu.

– Et dans le quartier des humains et des mandragots, avec tous les marchands, les mercenaires et les soldats, il n’y a jamais de place.

– Il y a bien cet établissement dans le quartier elfe… après tout… »

Il reçut une petite tape derrière la tête de la part de Timar.

« C’est un cabaret.

– Aïe… bah, en dernier recours… il nous reste…

– La chambre du vieux Évrard. Mais il a payé d’avance et je ne sais pas s’il voudra bien te la céder…

– S’il ne nous reste que cette solution !

– Il rentrera avant le coucher du soleil. Tu lui demanderas à ce moment-là.

– J’en tremble d’avance !

– Dis-toi que c’est pour la petite… la petite comment déjà ?

– Louwet. »

À son nom, elle tourna la tête vers eux et leur fit un grand sourire, son visage blanc étant adorablement encadré par ses cheveux argentés. Un gargouillement tonitruant vint cependant perturber la scène.

« Ahaha ! Alors, on a faim ? s’amusa le patron.

– Ce n’était pas moi ! » répliqua Louwet.

Silyen, les joues rouges, regardait ses pieds.

« Bon, patron ! La même chose que d’habitude ! »

Walcaud tourna sur sa chaise, un grand sourire sur le visage.

« Non, en fait, pas la même chose que d’habitude. »

De sa bourse, il tira une pièce qu’il envoya sur le comptoir.

« Cette fois-là, pas la peine de l’ajouter à mon ardoise, j’ai de quoi payer ! »

Bréhant attrapa la pièce. C’était un solidus d’or.

« Si tu as de l’argent, tu penseras à régler tes dettes. Je suppose que tu n’en as pas que chez moi.

– Ahaha… ouais… je… j’y penserai. »

Louwet, Walcaud et Silyen s’assirent à une table, à laquelle ils convièrent Timar. Les clients de la taverne commençaient à rentrer de leurs journées de travail. Beaucoup étaient mercenaires comme Walcaud, attirés par les contrats alléchants de cette région instable. Louwet les regardait avec des yeux remplis de curiosité. Il y avait parmi eux, des mandragots et des vulpès, reconnaissables à leurs attributs félins et vulpins, mais aussi des races qu’elle ne rencontrait pas si souvent, comme les septines, des elfes aux longues oreilles tombantes qui restaient dans les villes, ou encore des hommes-loups, comme Timar.

Ici, personne ne semblait faire attention à sa fourrure argentée. Ils se préoccupaient plus de savoir ce que fichait une fillette dans une taverne de mercenaire, et surtout pourquoi elle était accompagnée par Walcaud, qui était bien la dernière personne à qui confier un enfant.

« Je ne t’aurai même pas donné mon chien à garder ! » lâcha un elfe, en apprenant qu’on lui en avait laissé la protection. C’était un garde de la ville plutôt jeune et avenant, un peu hautain dans ses manières, et qui avait des cheveux blonds qui lui tombaient sur les épaules.

« Je t’emmerde, Vinuzy. », répondit Walcaud, qui tout en se balançant sur sa chaise, lui faisait un doigt d’honneur.

L’elfe posa sa main sur la tête de Louwet.

« Si jamais il t’embête, préviens-moi, je lui donnerai une bonne correction.

– Comme si t’en étais capable ! »

Vinuzy étouffa un rire et s’éloigna de la table, laissant Walcaud en colère lui faire des signes de mécontentement.

Un doux fumet se diffusa dans la salle. L’odorat des thérianthropes ne les trompa pas : le patron était aux fourneaux.

Louwet écarquilla les yeux quand on lui posa son assiette sous le nez. Bréhant leur avait préparé un jarret de porc qu’il avait fait mijoter toute la journée avec des oignons, du poivre et du sucre roux. Une odeur boisée parvenait jusqu’à ses narines ; elle ne connaissait pas encore la cannelle, épice rare à l’intérieur des terres de la province. Le plat principal était accompagné d’un bouillon fait à partir de l’os du jarret, de thym, de sel et de saindoux. 

Les paysans vulpès ne mangeaient pas de viande sur une base régulière, c’est dire si pour Louwet, ce repas avait des aires de festin, elle qui avait si souvent été nourri avec des quignons de pain ! Elle n’osait pas commencer.

« Mange ! Ça va refroidir ! » lui dit Bréhant avec un grand sourire pendant qu’il servait les autres tables.

Armée de sa cuillère et de son couteau, elle détacha un morceau de porc qu’elle trempa dans le bouillon avant de le savourer. La viande était fondante et son goût parfumé aux herbes venait lui chatouiller les papilles. Elle ne put s’empêcher de pousser un gémissement de satisfaction en tenant ses petites joues gonflées par toute la nourriture qu’elle tentait d’avaler.

« Tu vas t’étouffer ! » lui dit Silyen. À l’aide de ses tentacules, elle lui passa un verre.

Un hoquet surprit la jeune vulpès. Ce liquide jaune au goût de pomme pétillait ! Quand elle eut fini son verre, elle sentait que son corps se réchauffait.

« Tu lui as servi du cidre ! s’exclama Timar.

– Les humains ne boivent pas d’alcool ? demanda la sirène.

– Elle est trop petite !

– Ça va pas la tuer ! Et c’est bien qu’elle s’entraine dès maintenant ! » tempéra Walcaud en lui passant la main dans les cheveux. Il se retourna vers les autres mercenaires qui levèrent leurs verres en signe d’approbation.

Du coin de l’œil, Timar regardait Silyen se goinfrer. Avec ses tentacules, la sirène ratissait tout ce qui passait à sa portée, et elle allait même jusqu’à chiper de la nourriture sous le nez de Walcaud. L’alcool avait déjà rendu le mercenaire incapable de réagir assez vite pour l’en empêcher.

Timar se demandait bien ce que Walcaud faisait avec, il fallait le dire, une race qui était plus proche des monstres que des autres humanoïdes. On en voyait rarement en ville ; on les disait même en proie à des pulsions violentes, et promptes au kidnapping de mâles.

Et surtout, ce qui agaçait le plus Timar, c’était la proximité que Silyen affichait avec Walcaud. Elle venait à peine de le rencontrer qu’elle se permettait de le coller et de se faire payer le repas. Walcaud avait bien expliqué que la duchesse lui avait confié une somme spécialement pour les dépenses liées à Louwet et à la sirène, mais Timar, pour une raison qu’elle ignorait, s’irritait de la voir tourner autour de son camarade.

« Ah, Évrard, enfin rentré ! Alors, ta journée ? » s’exclama le patron.

Un humain, petit, la soixantaine, les cheveux poivre et sel et une barbiche de quelques centimètres, entra et s’assit sans daigner donner un bonjour ni un regard aux autres clients. Il était vêtu d’une jacque de marchand en cuir jaune et bleu et d’un pantalon en toile de bonne facture mais qui avait déjà bien vécu. Bréhant lui apporta son assiette comme il en avait l’habitude.

Le vieux bonhomme bien installé, il sortit une poignée de tabac qu’il roula dans une cigarette en papier. Un bulletin d’information ducal dans les mains, il pestait contre les nouvelles tout en se balançant sur sa chaise.

« É... Évrard, mon vieux, ça faisait un bail ! Alors, ça va ? demanda Walcaud, qui s’était approché de lui à petits pas.

– Qu’est-ce que ça peut te fiche, que j’aille bien ou pas ? » le rabroua Évrard.

Walcaud essaya de garder le sourire.

« Euhm, je… est-ce que tu pourrais me céder ta chambre ? Enfin, faire échange avec la mienne…

– Et pourquoi donc ? Qu’est-ce qui t’arrive, tout à coup, à me demander des conneries pareilles ? »

Walcaud montra Silyen et Louwet.

« Je… je dois garder la petite vulpès que tu vois là, c’est un ordre de la duchesse. Et comme il n’y a pas vraiment de chambre plus grandes ici, je me disais… »

Évrard tourna la tête, avant de hausser les épaules.

« Peuh ! Ce que ça peut me faire ! Vous n’avez qu’à vous serrer dans votre chambre et laisser la mienne tranquille ! »

Puis, il avala son bouillon, roula son bulletin dans sa poche, avant de déposer une poignée de pièces sur le comptoir et de monter se coucher. Walcaud le regarda partir, déconfit.

Bréhant lui posa la main sur l’épaule.

« Je ne crois pas que ce soit le moment, il semblait agacé à cause des nouvelles.

– Tu veux dire que je laisse tomber ?!

– Attendons demain, on arrivera peut-être à le raisonner. »

Alors que la nuit tombait, les deux lunes rouges de Fengaria baignaient la ville de leur éclat purpurin. Des gardes humains patrouillaient les rues ; les mandragots, plus nocturnes, travaillaient encore dans leurs petits ateliers à la lumière des bougies. Quelques fêtards rentraient en titubant et lançaient des regards envieux vers le lupanar du quartier elfes, dont les étages aux vitres teintées émettaient une lueur blafarde et licencieuse.

Dans leur chambre à la taverne, nos aventuriers avaient dû se tasser à trois dans un lit une place — et encore, c’était une petite place. Louwet avait été mise au milieu. Elle semblait s’accommoder de cette position ; répétant à l’envie qu’elle était heureuse de dormir enfin dans un vrai lit avec un peu de chaleur.

« Vous allez me garder longtemps ? demanda-t-elle.

– Jusqu’à ce que la duchesse te trouve une place ailleurs, répondit Walcaud.

– Je veux bien rester avec vous.

– Je suis un mercenaire, et Silyen une sirène. On ne pourra pas prendre soin d’une enfant tous les deux. Je suis sûr que la duchesse trouvera quelqu’un. Et le duc aussi a beaucoup de connexions, c’est un prince royal.

– Moi, ça ne me dérange pas que tu sois mercen… naire... », répondit-elle alors qu’elle s’endormait.

Walcaud remonta la couverture. Le doux sourire de la petite fille ne suffisait pas à lui faire oublier qu’il allait passer une nuit terrible. Il était à moitié en dehors du lit, et s’il n’était pas déjà tombé, c’est parce que Silyen utilisait ses tentacules pour le maintenir en place. Une attention sympathique de sa part s’il en est, mais qui ne retirait en rien la sensation spongieuse que lui procurait le contact avec un membre en permanence humide et désagréable au toucher — membre qui, au moindre faux mouvement, pourrait bien broyer les siens comme de vulgaires fétus de paille. Il espérait que la sirène ne soit pas somnambule !

La suite de la nuit ne fit que confirmer ses craintes. Louwet se réveillait souvent et se roulait en boule sur elle-même. Elle se rendormait si on lui caressait la tête. Quant à Silyen, elle avait le problème inverse : son sommeil était si lourd qu’elle était difficile à réveiller, et elle avait tendance à serrer ses tentacules pendant qu’elle rêvait.

Le lendemain matin, Walcaud était descendu plus tôt que d’habitude. La grande salle de la taverne était déjà pleine de monde. Les chasseurs partaient aussi tôt que les marchands ; les gardes qui finissaient leur ronde nocturne prenaient un dernier verre avant de retourner s’affaler sur leur paillasse.

« Tu as mal dormi ? », remarqua Bréhant. Le pauvre mercenaire, avec ses yeux cernés, ses cheveux en pagaille, et son pyjama défait, avait une tête à faire peur.

– À ton avis ? Il faut absolument qu’on arrive à convaincre Évrard de me céder sa chambre. Je ne vais pas survivre ! »

À ses côtés, les deux filles étaient bien plus fraiches. Elles buvaient un grand bol de lait au miel et à la cannelle. La queue de renard de Louwet se secouait dans tous les sens à chaque gorgée.

« Y’a pas à dire, les lits des humains sont bien confortables ! clama la sirène.

– J’ai jamais passé une aussi bonne nuit ! », ajouta Louwet en relevant la tête de son bol, une moustache de lait sur le visage.

Le vieux Évrard finit par descendre, un paquet sous le bras, une cigarette entre les lèvres, l’air pressé.

« Attends ! Je veux qu’on reparle de la chambre !

– Désolé mon garçon, mais j’ai d’autres choses à faire aujourd’hui que de t’envoyer balader. Je dois trouver des aventuriers à la guilde des mercenaires, je n’ai pas le temps.

– Des aventuriers ? Pour quoi faire ?

– Il y a des monstres partout en dehors de la ville, même dans la zone sûre. Je dois engager quelqu’un si je veux aller jusqu’à Arbone ! »

Un grand sourire qui mêlait satisfaction et roublardise se dessina sur le visage de Walcaud.

« Si ce n’est que ça, je peux t’accompagner.

– Toi ? Plutôt partir tout nu !

– J’étais en service chez les Écorcheurs. »

Évrard s’arrêta.

« Les troupes d’élite royales ?

– Ouais. »

Le vieux marchand prit une chaise et s’assit devant Walcaud.

« Passons un marché. Je te laisse ma chambre ici, et tu m’accompagnes jusqu’à Arbone. Tu as intérêt à faire du bon boulot et à me protéger jusqu’à ce que j’arrive à destination.

– Si ce n’est que ça ! Je travaille directement pour la duchesse Éporée je te rappelle, mon vieux. Ce n’est pas trois gobelins et un sanglier qui vont me faire peur !

– Alors, nous partons ! »

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